Piétaille.
Il faisait décidément trop
beau ce jour-là pour que je reste allongé en face de mon mur à contempler
mon Yin et mon Yang s’entremêler et à fumer mes pétards dans mon
tube de comprimés. Il fallait tout de même bien que je me hasarde
un jour à placer mon nez blanchâtre dans un rayon de soleil; les autres
faisaient ça tous les jours sans le moindre complexe et ils s’étonnaient
un peu de me voir m'enlarver sans arrêt sur ma planche vermoulue, l'oeil
fixe, ne sortant qu'au dernier moment, trois ou quatre fois par jour
pour aller pisser.
Je leur donnais des raisons
fantaisistes, selon mon humeur. Je ne jugeais pas vraiment nécessaire
de leur expliquer pourquoi je préférais rester dans l'ancienne écurie
royale en compagnie des insectes piqueurs. Parfois, d'un ton moralisateur,
le doigt pointé en l'air, j'expliquais que le soleil provoque des cancers
de la peau; ou bien, prenant l’autorité judiciaire népalaise à
témoin, je me mettais à vitupérer qu'on n’était pas en vacances
et que c’était tout de même un comble que de faire de la bronzette
en prison. Pensez un peu à tous ceux qui travaillent ! Est-ce qu'ils
bronzent dites-moi un peu !? Et puis quel intérêt de toute façon,
il n'y a personne à qui plaire ici.
Ce que je n'avouais pas, c'est
que je trouvais ma liberté dans la solitude; j'y trouvais la paix des
hautes montagnes, il suffisait qu'il n'y ait plus personne autour de
moi. Alors, le masque tombait de lui-même, il n'y avait plus aucun
comportement social ni même humain à respecter, aucun geste, aucun
sourire inutile, aucune participation, même visuelle, à quoi que ce
soit, le repos du rêveur. Il valait mieux que les Népalais s'abstiennent
de venir me taper une clope dans ces moments-là. C’était ma vie
privée ! Les autres pouvaient bien prendre ça pour de la léthargie,
ce que je vivais derrière mes paupières était cent fois plus intéressant,
cent fois plus réel que cet univers carcéral restreint et dément.
Dehors, je m’étonnais souvent de la capacité des gens à ne vivre
que dans une réalité qu'ils croient immuable. Qu'est-ce que ça devait
être chiant !
Quand tout le monde était
au soleil, je restais à l'ombre à rigoler tout seul de mon cinéma
intérieur. Lorsque la nuit tombait et que tout le monde rentrait, je
réintégrais la prison en même temps qu'eux, en maugréant contre
cette bande de pinailleurs qui commençait déjà à m'ennuyer.
Mais aujourd'hui, en début
d’après-midi, Eddy est venu me chercher en me racontant que le soleil
et la chaleur lui rappelaient la Thaïlande. Alors bien sûr, vu cet
angle...
J'ai encore réussi à grignoter
quelques minutes de calme supplémentaires en invitant le Hollandais
à partager un petit joint puis je me suis laborieusement extrait de
la moustiquaire pour l'accompagner vers son “Koh Samui”. Sur le
pas de la porte, je me suis dit en clignant des yeux que mon voisin
de planche avait soit une imagination plus forte que la mienne soit
un besoin furieux de compagnie. Il me semblait franchement difficile
de me transporter sous les palmiers en compagnie de ces centaines de
Népalais et de leurs petits chapeaux. Ils tournaient en rond, collés
les uns derrière les autres, tous dans le même sens. Dans les coins
de la cour, quelques groupes d’acharnés jouaient au billard népalais
en enfarinant une planche de bois pour que les pions, poussés d'une
chiquenaude vers les trous, y glissent mieux. C’était, disait-on,
l'origine du billard américain mais bon, les Chinois prétendent avoir
tout inventé, comme les Bretons.
Luttant contre l'envie de retourner
m'allonger, j'ai invité mon pote Eddy à faire quelques pas et nous
nous sommes mis en marche, à contre courant bien sûr, butant sur chaque
groupe de Népalais, séparant les couples enlacés et provoquant maints
grognements.
-" Tu joues à "Midnight
Express ?" me demande Eddy en ricanant.
-" Oui, si Number One
a vu la fin, ça va lui foutre les boules !"
-"Oui, je me souviens
de la fin du film mais lui, ça m’étonnerait qu'il connaisse."
Je m'enflamme soudain :
-" Refusons la régularisation
systématique de la marche à pied ! Assez de fers à nos sabots ! Marchons
à contre courant ! Tiens, regarde dans les villes comme la marche est
régularisée ! Tati ou Chaplin auraient dû faire un film sur les manies
piétonnes. Regarde-les du haut d'un immeuble par exemple, ils s’arrêtent
aux feux tous ensemble; ils font, sans discuter, des détours pour prendre
des passages, ils s'engouffrent aveuglement dans des souterrains qui
sentent l'urine, ils enjambent des passerelles avec la plus grande confiance,
ils se collent aux murs, ils traversent où on leur dit, c'est triste.
Marcher, mais c'est aussi naturel que de faire l'amour !"
-"Et le flic salaud qui
te colle une amende c'est quoi ? Une maladie vénérienne ?"
-" Ha ha ! T'es con !
Tiens tu m'en rappelles une bonne qui m'est arrivée un jour à Hong
Kong :
Ça devait être un samedi
après-midi et SinWah et moi étions sortis faire des courses. Je l'ai
vite regretté; tu peux imaginer la cohue qu'il peut y avoir en début
de mois à HongKong quand tout le monde se retrouve dans les magasins
! Les trottoirs ont beau être larges comme des pistes d'atterrissage,
il vaut mieux marcher dans les caniveaux. Là au moins tu es relativement
tranquille vu qu'en bons citoyens, les gens préfèrent encore se rentrer
dedans plutôt que sortir des limites autorisées. Des familles de cinq
personnes prennent un malin plaisir à déambuler le plus lentement
possible en se tenant pas la main afin d'obstruer toute la largeur du
trottoir pendant que des centaines d'autres s'agglutinent derrière
eux sans pouvoir dépasser. Ailleurs, ça créerait une émeute, à
HongKong, tout le monde attend patiemment que le bouchon humain s’écoule.
En Europe, quand tu te ballades,
tu as l'habitude d'avoir un espace mobile autour de toi, un espace qui
t'appartient, auquel tu t'attends et où personne n’empiète parce
qu'il y a toute la place qu'on veut. A HongKong, ça rétrécit et quand
tu croises quelqu'un dans la rue, il avance jusque sous ton nez avant
de bifurquer, il ne fait un écart qu'à la dernière seconde. A tout
les coups ta réaction est de faire un pas de coté au même moment
pour l’éviter et tu te retrouves à danser dans la rue avec un inconnu.
Au bout d'une heure, tu commences à faire une fixation. Tu rentres
chez toi excédé et le pire, c'est que la moitié des gens que tu as
bousculés t'a présenté ses excuses alors que tu aurais juré qu'ils
en avaient tous fait exprès, qu'ils ignoraient ta présence à dessein.
Bref, pour en revenir à mon
histoire, ce samedi-là, j’étrennais une paire de chaussures flambant
neuves. J'avais pris soin de choisir des semelles épaisses et un cuir
solide qui me protégeait bien sur ces trottoirs populeux mais qui me
faisait mal aux talons. Je tenais SinWah par la main pour ne pas la
perdre dans la foule et nous avions parcouru au moins cinq cents mètres
tant bien que mal sans nous laisser coincer derrière une poubelle,
une boite aux lettres ou un étal de journaux. Quand ça arrive, on
est jamais sûr de pouvoir réintégrer le flot des marcheurs. C'est
comme tenir la porte à la sortie des galeries marchandes, au bout de
dix minutes a rester là, la poignée à la main, sans récolter le
moindre remerciement, tu commences à te sentir vraiment ridicule.
Donc fiers mais épuisés de
notre avance, SinWah et moi arrivons devant, ou plutôt derrière un
amoncellement d’êtres humains attendant devant une rue déserte de
circulation que le petit bonhomme rouge, sur le feu de signalisation,
passe au vert. Mes sourcils, déjà, se froncent agressivement et je
sens mes souliers neufs se crisper de façon conquérante quand ma chère
compagne, habituée à mes manières et renonçant d'avance à me garder
dans le troupeau, me lâche soudain la main pour s'infiltrer abruptement
entre un poteau indicateur et une barrière de protection. Un coup d'oeil
à droite, un autre à gauche, la voie est libre, elle traverse. Je
lui emboîte le pas. Arrivée de l'autre coté de la rue, SinWah, en
habituée, est parvenue à transpercer la foule en face. J'y arrive
moins bien. Lorsqu'enfin je peux jeter un coup d'oeil autour de moi
pour la chercher des yeux, je l’aperçois en pleine discussion avec
une personne en uniforme. Mon sang ne fait qu'un tour et, sans réfléchir
davantage, mes semelles se mettent à écraser férocement le tapis
d'orteils qui me séparent de ma belle en danger. Plein de morve, postillonnant,
j'apostrophe vertement l'indigne créature boutonneuse en y allant de
mon couplet sur la liberté de déambulation urbaine. Dommage qu'elle
ne comprenait pas un traître mot d'anglais car c’était un très
beau discours. En réponse et prouvant, s'il en était encore besoin,
le manque d'imagination de la gente policière, elle me demande mes
papiers. En Chinois. Je connais bien assez de cantonais pour répondre
que je ne parle pas cantonais et je me tourne bien vite vers SinWah
pour l’empêcher des yeux de traduire quoique ce soit. Nous voilà
dans une situation imbécile dont je suis friand. En Chinois, l'aubergine
demande mon passeport à SinWah. SinWah répond que traduire n'est pas
son boulot. L'autre s’échauffe et parvient à prononcer "pisse
bord". Je réponds "hein, qu'est-ce que vous dites" en
Cantonais. Du coup, elle se met à me parler en Chinois. Je prends l'air
éberlué tandis que SinWah lui explique que je ne parle pas Chinois.
Je répète la même chose en anglais, doucement. L’uniformée demande
alors à SinWah de traduire. Elle refuse. Finalement, excédée, la
pas-belle appelle un autre flic au secours. Celui-là parle anglais.
Il me demande mon passeport. Je lui réponds en français que je ne
parle pas anglais. Alors il demande à SinWah quelle est ma nationalité.
-"Français" répond-elle.
-"Bon, demandez-lui son
passeport alors."
-"Ben je ne peux pas,
je ne parle pas français !"
Le flic rougit un peu, engueule
l'aubergine qui se met à rougir aussi, la foule autour de nous est
de plus en plus compacte et l'ambiance devient tendue.
A ce moment-là, une idée
me traverse l'esprit. Après tout, si je n’étais pas revenu sur mes
pas, je n'aurais jamais été arrêté. L'aubergine qui ne parle pas
un mot d'anglais, elle s'en prenait à SinWah uniquement, c'est pas
normal. Allez hop, je veux des explications !
Je donne ma carte d’identité
au flic qui note mon numéro et quinze jours plus tard, bingo, nous
recevons un avis à comparaître devant la cour de justice de sa Majesté
! Je fais des bonds ! Carrément, dans ce pays on mobilise un juge,
une secrétaire et des clercs pour une histoire aussi banale !? Ils
ont du temps à perdre !
Nous sommes convoqués à 9h30,
si si, du matin ! C'est un peu tôt mais je ne voudrais pas manquer
ça : ma première comparution devant la justice britannique, je m'en
frotte les mains d'avance !
Nous grimpons les escaliers
impériaux qui mènent à la salle où nous devons comparaître.
Les couloirs du palais de justice sont assez grisâtres et les murs
sont recouverts de vieilles affichettes inutiles. Sur les quelques bancs,
genre préau d’école primaire, des Chinois de tout poil attendent
paisiblement que la salle soit ouverte. A 9h26 nous sommes autorisés
à entrer.
J'aurais dû prendre mon appareil
photo tant qu'à faire !
Tout semble avoir été disposé
pour en imposer au maximum. Nous autres suspects minables sommes relégués
au fond sur des bancs d’école. Les rangées sont si serrées qu'on
ne peut y circuler qu'en avançant en crabe. Une fois casé, assis,
les tibias butent inconfortablement sur le banc d'en face. On dirait
qu'on cherche à mettre les gens mal à l'aise. Le plafond se trouve
à des kilomètres au dessus de nos têtes; les fenêtres, des vasistas,
genre sous-sol, sont placées hors d'atteinte tout en haut des murs.
Et encore, pas question d'entrevoir le ciel, on a mis du verre dépoli.
La paroi des murs n'est pas décorée, rien qu'une mauvaise peinture
jaunâtre en couche si épaisse qu'on en voit le grain à dix mètres.
Au milieu de la salle, une immense table ploie sous le poids des documents
officiels. Ça va usiner, on voit ça tout de suite ! Ces gens-là sont
très occupés, ils n'auront sûrement pas le temps de prêter attention
à un cas particulier, ça m’étonnerait que j'arrive à en placer
une.
Derrière la table, protégé
par un rempart de bois, s’élève majestueusement l'autel de la loi.
Le trône du juge dépasse l'entendement. La hauteur de son dossier
couvert de velours rouge, seule tache de couleur dans cet ensemble rébarbatif,
est plutôt démesurée. Les armes d'Her Majesty la Queen sont collées
au mur, telles un immense bouclier doré, au dessus de la tête du juge.
Dans quelques années, elles seront balancées à la mer pour être
remplacées par les petites étoiles sur fond rouge.
Les bancs, autour de nous,
se sont doucement recouverts d’accusés, tous Chinois, qui partagent
l'affreux délit d'avoir traversé la rue au mauvais moment. L’atmosphère
grave et sévère du lieu ne suffit vraisemblablement pas à les convaincre
du sérieux de leur affaire car tout le monde continue à jacasser d'un
ton bonhomme. Inacceptable !
Un huissier, Chinois lui aussi,
sent qu'il lui faut stopper ce murmure irrespectueux. Il aboie : "Silence
!" et le bourdonnement s’arrête. Deux flics entrent dans la
salle. Ils encadrent un individu patibulaire qu'ils emmènent, menottes
aux poignets, vers une sorte de cagibi grillagé, collé au mur de droite.
La serrure grince un peu et la porte de la boite en fer se referme aussitôt
dans un fracas métallique à faire dresser les cheveux sur la tête.
Un planton reste à coté. Je rêvasse un moment sur le contraste de
la situation : une trentaine de contrevenants bénins et un prisonnier
de droit commun... s'agit-il d'un message judico-subliminal style :
"qui vole un oeuf vole un boeuf" ? Vu la mise en scène du
reste, ça ne m’étonnerait qu'à moitié.
N’empêche que le juge est
en retard ! Bel exemple ! Il est 9h40 ! Je parie qu’il se fait attendre
afin de sentir la sueur froide en entrant, afin de se féliciter tout
bas de tous ces visages creusés et tendus par l'angoisse ! Le sadique
!
Une porte dérobée, ce qui
est un comble dans un palais de justice, s'ouvre enfin dans le fond.
Le magistrat, perruqué façon Louis XV, grimpe l'escalier et va se
jucher sur son trône d'apparat, juste sous la couronne impériale.
C'est un Pakistanais.
Bon, tout le monde s’étant
rassis après s’être mis debout, la séance peut commencer.
Le juge n'en fiche pas une.
Un clerc se lève, une pile de documents à la main. Elle commence à
faire l'appel :
-"Monsieur Lee !?"
Monsieur Lee se lève.
-"Avez-vous traversé
la rue Caine, le 21 janvier 1985 à 11h23 sans tenir compte des signaux
lumineux ?"
-"Ben oui"
-"120 dollars d'amende"
Monsieur Lee salue et sort.
-"Monsieur Wong !"
Monsieur Wong se déplie.
-"Vous reconnaissez avoir
commis une infraction au code de la route en traversant la rue Electric
le 17 janvier à 13h10 ?"
-"Oui"
-"120 dollars d'amende."
Monsieur Wong fait une respectueuse
courbette et sort.
Et tous, les uns après les
autres répondent "oui" et saluent en sortant. Je n'en crois
ni mes yeux ni mes oreilles ! On a fait déplacer tous ces gens, on
leur a fait perdre une demie journée de travail et de salaire pour
cette rigolade ? Il a fallu qu'ils expliquent à leur patron et à leur
famille qu'ils devaient s'absenter pour aller au tribunal, juste pour
cette mascarade ? Et les voilà qui, les uns après les autres, se fendent
d'une courbette bien servile pour un juge qui se cure les ongles !?
Je suis choqué ! Les uns manquent de respect et les autres d'amour
propre. Qu'est-ce que je fous là ?
-"Lee SinWah !"
Ah ! C'est à nous !
-"Vous avez commis une
offense au code de la route en traversant la rue Hollywood le 30 janvier
1985 à 16h46 ?"
-"Oui."
-"120 dollars d'amende."
-"Laik Klairk Bazika ?"
-"Tiens, ça doit être
moi ça... M'enfin ça y ressemble à peine, pas assez pour que je me
manifeste en tout cas. Va falloir faire un effort. Zut, elle doit avoir
l'habitude car elle lève la tête et comme je suis le seul Blanc dans
l'assistance, elle me demande si je suis Laik Klairk Bazica.
-"Euh... si on veut."
-"Levez-vous !"
-"Excusez-moi" dis-je
en anglais "mais, de nationalité française, j'aimerais avoir
un interprète comme la loi m'y autorise."
Ah, voilà qui la dépasse
un peu; elle se tourne vers le magistrat d'un air suppliant. Le juge
atterrit. Il n'a visiblement rien suivi. Il me regarde et me demande
ce que je veux. Il a l'air un peu suffoqué par ma requête.
-"Mais votre anglais semble
suffisant, je ne vois pas..."
-"Les affaires judiciaires
sont des affaires importantes. Le langage du barreau m’échappant
totalement, je ne voudrais pas commettre de gaffe dans mes réponses
et causer une erreur judiciaire par ignorance de la langue." dis-je
avec un grand sourire.
Lui aussi ça le fait sourire.
Il se redresse sur son siège et me demande de m'avancer vers lui. Je
m'extrais des bancs et je descends dans la salle pour me poster devant
lui, les bras croisés. L'huissier s'approche et me fait décroiser
les bras. Il m’énerve ! Je pose les mains sur mes hanches. Ça déclenche
quelques rires derrière moi. L'huissier revient à la charge mais le
juge l'envoie paître. Qu'on puisse causer enfin !
-"Alors vraiment vous
voulez un interprète ?"
Je le regarde un moment pour
jauger son humeur. Il n'a pas l'air particulièrement obtus et il feint
la sévérité. Ça doit le sortir un peu de son magistral ennui.
-"Bon, en fait j'aimerais
surtout vous poser une ou deux questions si ça ne vous ennuie pas."
-"Bon, allez-y."
-"Je suis ici complètement
par choix. Si j'avais simplement continué mon chemin, personne ne m'aurait
fait la moindre remarque et je ne serais pas devant vous. Il a fallu
que j'insiste ! J'habite à HongKong depuis un bon moment maintenant
et je traverse toujours sans prendre garde aux signaux. Personne ne
m'a jamais dit quoique ce soit. Mais j'ai souvent remarqué que les
Chinois ne bénéficiaient pas de cette indulgence et j'aimerais savoir
pourquoi. Vous voyez, ce matin encore, je suis le seul Blanc de l'assistance
et encore a-t-il fallu que j'approche moi-même l'agent chargé de donner
des amendes aux contrevenants. Pourquoi cette différence ? Je suis
curieux de savoir s'il existe deux lois à Hong Kong, une pour la population
chinoise, plus stricte, et une autre, plus compréhensive, pour
les Blancs.
Le juge a baissé la tête.
Il prend son temps pour répondre. J'attends en le regardant bien en
face. Enfin il se redresse et il me demande :
-" Vous voulez dire que
vous plaidez non coupable parce que personne, dans le passé, n'a jugé
bon de vous prévenir qu'il fallait attendre le bon signal pour traverser
?"
-" Non, je n'ai pas l'intention
de plaider non coupable par ignorance. J'ai bel et bien commis une infraction
au code de HongKong mais pourquoi les agents de la circulation n'appliquent-ils
la loi qu'aux autochtones ? Pourquoi aussi, pour une histoire aussi
bénine, me fait-on venir depuis les Nouveaux Territoires, pourquoi
obliger tous ces gens à perdre une demie journée de salaire pour venir
au tribunal quand il serait si simple de leur envoyer le montant de
l'amende qui est la même pour tout le monde de toute manière."
Le juge a replongé le nez
dans ses paperasses. Cette fois il lui faut bien trente secondes pour
le relever. Il me regarde, l'air sombre.
-"Coupable ou non ?"
-"Vous ne voulez pas répondre
à ma question ?"
-"Répondez à la mienne
!"
-"Je peux avoir un interprète
?"
-"Parfait ! 120 dollars
d'amende !"
Quand je suis sorti de la salle,
je rigolais doucement, je m’étais bien amusé. Mais SinWah était
en colère, elle en tremblait encore. Elle m'a demandé si j'étais
fou, si je cherchais des ennuis supplémentaires ou si j'étais complètement
inconscient. J'ai répondu qu'elle acceptait toujours tout sans rien
dire et on a encore fini par s'engueuler.
Tu comprends, je sais bien
que ce n'est pas de la haute contestation, que ça ne sert à rien même,
mais ça m'amuse, ça me fait du bien. Je n'aime pas tellement devoir
mes privilèges à la couleur de ma peau et ça arrive encore vachement
souvent quand tu vis à l’étranger. Les Bronzés, les Blacks, les
Asiates qui viennent chez nous, c'est plutôt le privilège à l'envers
qu'on leur réserve non ? Alors moi j'aime pas ça quand un flic me
fait passer devant cinquante personnes au guichet de la gare de Pékin,
j'ose plus lever la tête qu'est-ce que tu veux, je suis bâti comme
ça.
Eddy se marre.
-"Tu as peut-être raison
mais tu ne changeras pas les choses tout seul."
-"Bien sûr, mais j'emmerde
les emmerdeurs, ça me soulage les nerfs de temps en temps et c'est
toujours ça de pris !"
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