- Opium -
Après avoir extrêmement fêté Noël et le jour de l'an avec
Michel et nos amis lors de nuits folles à PatPong, nous allons
passer les quinze premiers jours dans une tribu Moussur au
nord de Chang Mai à deux journées de marche dans la jungle.
Notre guide, un vieil opiomane français, habite à Bangkok
mais, tous les six mois, il remonte dans le nord pour
s'approvisionner.
Nous passons par des pistes pleines de lianes sous une voûte
végétale qui laisse à peine filtrer la lumière du jour et nous
passons la première nuit dans une tribu Karen.
Pas très cools, les Karens d'ailleurs, l'opium qu'ils nous vendent
est franchement nul et ce n'est pas la chaude ambiance.
Bruno nous explique qu'il était très amoureux d'une petite
Karen mais comme elle n'avait que treize ans, il a préféré
attendre trois ans pour s'en approcher. Hélas, lorsqu'il est
revenu, la fille était déjà mariée avec un enfant et elle en
attendait un autre.
Nous passons une nuit humide allongés par terre sur une natte
de paille de riz. Le lendemain matin, je me réveille à l'aube et je
pars visiter le village qui s'allonge sur le terrain accidenté de ce
bout de jungle. Je tombe en arrêt devant la terrasse d'une hutte
sur pilotis.
Assis sur une chaise, un des hommes de la tribu a retroussé son
pantalon et, à l'aide d'un couteau à pavot à la lame recourbée, il
a entrepris de trancher dans le vif un abcès sur sa jambe gros
comme mon poing. La plaie est pleine de pus et c'est
franchement vomitif m'enfin puisque je suis là, puisque j'ai de
quoi nettoyer les plaies, allons-y du bon Samaritain !
J'y passe ma bouteille d'eau oxygénée et tous mes cotons-tige
mais à la fin je suis fier de mes talents d'infirmier. Le type n'a
pas bronché une seule fois. Soit il est sous opium soit il est
insensible à la douleur, ce n'est pas croyable.
Pendant tout ce temps, sa femme continue à tisser à l'autre bout
de la terrasse. Elle est très belle dans son costume Karen. Je
pars chercher mon appareil photo, m'approche d'elle et je lui
fais signe que j'aimerais la pentaxer.
"Cinquante baths" qu'elle me répond !
Non, pas sympa ces Karens !
Nous repartons sur la piste en compagnie d'un Karen armé d'un
fusil datant de la guerre de Sécession, de ceux qu'on arme avec
de la poudre sortie d'une petite bourse et d'une bille en acier
qu'on pousse dans le canon avec une tige en fer; je le sais parce
qu'il s'est senti obligé de tirer sur un oiseau, qu'il a raté
d'ailleurs.
Bientôt et de manière complètement soudaine, la jungle
s'arrête. Les collines en face de nous et jusqu'à l'horizon sont
couvertes de pavots. C'est le mois de janvier, les fleurs sont
tombées mais les bulbes sont pleins. Au milieu de toute cette
verdure battue par le soleil, on aperçoit , ici et là, les taches
sombres des cultivatrices locales dans leurs costumes noirs
Moussur ou Lahu décorés de larges pièces d'argent. Elles
travaillent très vite; elles incisent, autour d'elles, les bulbes des
pavots mûrs avec un petit couteau à trois lames recourbées.
Puis, s'emparant d'un petit seau en plastique et d'une spatule,
elles décollent, d'un geste rapide et relevé, le liquide blanc
visqueux qui dégouline lentement le long du bulbe puis elles
raclent leur spatule contre le bord du seau avant de
recommencer à inciser plus loin.
Finalement, après avoir marché toute la journée au milieu des
champs d'opium, nous arrivons en fin de piste dans un village
Moussur posé au creux d'une haute vallée. En fait les Moussurs
n'y vivent pas seuls, quelques maisons Lisoux se dressent à
l'entrée du village. Le costume bleu brillant orné de torsades de
fils multicolores des Lisoux fait contraste avec celui des
Mussurs et comme ils viennent de la Chine du sud, SinWah
rencontre un vieux qu'elle parvient à comprendre.
Le chef des Moussurs nous installe dans une des huttes sur
pilotis et nous invite à partager son dîner avec sa famille. Dans
sa hutte, la première pièce est assez enfumée, c'est là qu'on
cuisine au feu de bois et que l'on mange, sobrement. Ils vivent
et dorment, en famille, dans la pièce du fond qui est beaucoup
plus spacieuse. Ils ont trois enfants et le petit dernier est encore
un bébé. Leur fille aînée est infirme, paralysée. Elle a glissé sur
le tronc d'arbre découpé en marches grossières qui sert d'accès
à la hutte et elle a fait une mauvaise chute. Son père, voyant ça,
a pris son plus beau cochon sous un bras, sa gamine sous l'autre
et il a traversé la jungle, il s'est rendu à l'hôpital de Chang Mai
où le docteur a pris le cochon, déclaré la gamine incurable et
renvoyé le père dans sa tribu.
Le dîner terminé, nous réintégrons notre hutte éclairée avec une
lampe à pétrole. Bientôt le chef du village frappe à la porte de
bambou. Il entre accompagné d'un malabar taciturne à l'air rude
et montagnard.
Bruno échange quelques mots avec eux et les voilà qui
déballent une énorme boule noirâtre: la récolte d'opium de la
journée. Je suis surpris que l'opium, qui est blanc à la sortie du
pavot, devienne aussi noir après une seule journée en plein
soleil. Je la prends dans mes mains et elle est toute molle et
froide.
Bruno nous annonce qu'on va l'essayer cette récolte du mois de
janvier. Le grand montagnard s'assoit en lotus devant la natte et
il sort d'un sac en toile l'attirail nécessaire: une lampe à pétrole
minuscule, la pipe et les outils servant à la préparation de
l'opium. Bruno s'allonge sur la natte, la tête calée sur une
brique et nous éteignons la grosse lampe histoire d'être
visuellement plus à l'aise. La hutte est plongée dans l'obscurité
si ce n'est la lampe à opium qui n'éclaire plus que les grosses
mains aux ongles carrés qui s'affairent sur la pâte noire.
Il en détache d'abord un grosse boulette qu'il pose sur une
feuille de bananier. Puis avec des gestes rapides il la malaxe de
sa spatule. Finalement, il colle la boulette autour du petit trou
surmontant le foyer en cuivre de la pipe et il la passe à Bruno
dont les yeux brillent dans la clarté de la lampe.
Bruno, aidé du montagnard, approche la boulette de la flamme
de la lampe tout en prenant soin de ne pas la poser directement
dessus. La chaleur suffit à faire grésiller la boulette qui gonfle
et commence à produire de la fumée dont Bruno, d'une lente et
longue aspiration, se remplit les soufflets. La boulette est
tellement grosse qu'il doit s'y reprendre à trois fois ! La boulette
durcit, diminue et finalement le montagnard la détache du
fourneau.
Ça va être mon tour. Je n'ai pas encore beaucoup touché à
l'opium et je sens que cette fois-ci je vais avoir droit à un stage
sérieux car nous avons l'intention de passer une quinzaine de
jours dans le village.
Je suis fasciné par le travail de ces grosses mains dans la lueur
jaune de la lampe. Le bec de la pipe m'est tendu, les mains
m'aident à approcher ma boulette de la flamme et je commence
à aspirer doucement. La fumée est à la fois sucrée et
légèrement amère avec un goût de caramel. Elle ne donne pas
envie de tousser bien que je la sente s'engouffrer dans chaque
alvéoles de mes poumons. Je l'y garde aussi longtemps que
possible mais vu la taille de ma boulette, je me remets bientôt à
aspirer.
C'est tellement bon, tellement frais qu'après seulement deux
taffes, je me sens tout léger. Tout mon corps s'enroule dans de
l'ouate tiède, ma vision devient plus scintillante mais plus floue,
un peu comme ces photos d'Hamilton. Un grand calme un peu
détaché m'envahit la tête. Je regarde SinWah en lui faisant un
large sourire, vas-y ma douce, tu vas aimer ça je crois ! Elle
s'allonge sur la natte, les mains reprennent leur fébrile labeur.
SinWah tousse un peu puis elle s'allonge et faisant: "Wow!".
Bruno et le chef du village sont en plein palabre. Ça marchande
dur mais la discussion les laisse tous les deux souriants. Le deal
est fait, Bruno récupère le reste de la boule et m'annonce qu'il
repartira le lendemain matin.
-"Tu ne restes pas plus longtemps ?"
-"Non, il faut que je sois à Bangkok après-demain pour
reprendre mes cours à l'Alliance."
-"Ah c'est vraiment dommage. Mais en tout cas merci, c'est
vraiment d'enfer ce que tu nous à fait découvrir, la jungle, les
Karens, les collines d'opium, ce village, cette fumée, vraiment,
j'apprécie !"
-"Bah, je suis content que ça te plaise. Moi tu sais, j'habite ici
depuis si longtemps..."
Nous avons passé deux semaines au village. Plus les jours
passent plus le nombre de pipes augmente. Chaque soir, le
montagnard revient nous voir, nous fumons jusqu'à ce que nous
sentions que c'est assez. D'ailleurs le chef et le montagnard ne
nous laisseraient pas exagérer; ils savent nos limites mieux que
nous.
SinWah, comme moi, adore l'effet bienfaisant, apaisant,
éclaircissant de l'opium. De temps en temps, au milieu de la
nuit, nous devons interrompre nos discussions de vieux sages
pour aller rapidement dégueuler dehors. C'est normal avec l'op,
ça tape pas mal sur le foie mais ce n'est pas pire que d'aller
pisser. SinWah est assez bruyante et le chef, qui a le sommeil
léger, vient nous apporter des tranches de papaye pour faire
passer l'indigestion.
Il est d'un maternel ce chef d'ailleurs! Lorsque nous émergeons
assez vaseusement vers midi, il arrive avec un plateau pour
nous apporter le petit déjeuner auquel il n'oublie jamais
d'ajouter ma ration quotidienne d'herbe. Il me la donne, petit
cadeau quotidien !
Le deuxième jour, il nous a annoncé qu'il nous invitait à dîner
et que nous aurions de la viande ce jour-là. Les Moussurs, à
l'origine une tribu de chasseurs, sont armés d'arbalettes qu'ils
fabriquent eux-mêmes. Le chef m'en fabrique une en ce
moment mais elle ne sera pas prête avant demain car il faut que
la corde de l'arc, faite de liane, sèche un peu avant. En attendant
il me taille des flèches dans un bambou et fait durcir les pointes
dans les braises.
Il m'invite à la chasse au poulet. Avec cinq hommes, il descend
l'allée en pente de son village à la recherche d'une poule
étourdie. Mais elles ont l'oeil les poules; dés qu'elles voient
notre petit groupe armé d'arbalettes, elles se débinent sous les
huttes et on en voit plus nulle part. Finalement nous parvenons
à en coincer une vers le bas du village et à l'entourer. La pauvre
ne sait plus où donner des ailes, elle se sauve dans toutes les
directions comme si on lui avait déjà tranché la tête. Une flèche
part et va se ficher dans le sol à deux bons mètres de la poule.
Puis une autre, ratée aussi, une autre encore, toujours manqué.
Tout le monde rigole. Une flèche balancée carrément n'importe
comment va toucher une vache à cinq mètres de nous. Du coup
tout le troupeau qui jusque-là ne se sentait pas trop concerné, se
dit que c'est peut-être une ruse et qu'en fait la battue est pour
elles. Affolement général chez les beuglantes, elles décampent
au galop ! Tout le monde éclate de rire et la poule en profite
pour disparaître à toute allure sous la hutte la plus proche. Nous
remontons bredouilles !
Malgré tout, nous avons du poulet au dîner et nous remercions
vivement nos hôtes parce qu'ici, on ne sert de la viande que
lorsqu'on a quelque chose à fêter.
Le lendemain, mon arme blanche est terminée et j'ai même un
carquois en bambou pour mettre mes flèches. Je pars dans le
verger du village pour m'entraîner sur les troncs d'arbre. Ça me
permet de découvrir le système d'irrigation du village: des
piquets terminés en fourche supportant des bambous fendus en
deux forment une canalisation que je suis des yeux jusqu'en
haut de la vallée, vers une source perdue dans la jungle. Les
journées passent à toute allure, l'opium ne quitte plus nos
cerveaux et nous flottons à longueur de temps.
Un après-midi, alors que je suis en train d'assassiner mes
troncs, j'entends un bruit de moteur venant de la piste en bas de
la vallée. Oh, un petit moteur, style Flandria 50cc sans pot
d'échappement. Les pétarades se rapprochent et j'aperçois
bientôt un type en uniforme qui émergeant d'un nuage de fumée
et de poussière s'arrête au beau milieu du village. On dirait bien
un flic mais vu d'ici je ne suis pas sûr. Peut-être un militaire en
permission. SinWah est restée au village cet après-midi, cuvant
les excès de la nuit passée. Je retourne jouer à Guillaume Tell
sur mes souches sans plus m'en occuper mais lorsque je rentre
au village à la tombée du jour, SinWah m'attend, le visage
fendu d'une sourire ironique. C'était bien un flic et il venait
pour nous ! Il a fouillé la hutte mais il n'a rien trouvé. Nous ne
gardons pas d'opium et je planque toujours mon herbe entre les
"tuiles" d'herbes séchées du toit. Le chef nous dit que le flic a
dû entendre parler de notre présence au village et qu'il venait
chercher son backshich. Comme il n'a rien pu trouver, il a fini
par repartir bredouille sans ennuyer personne.
De nouveau nous dînons avec la famille du chef puis c'est la
cérémonie quotidienne de l'opium préparé comme d'habitude
par les mains expertes du montagnard silencieux. Soudain,
alors que je suis en train de tirer une bouffée interminable, la
pétarade recommence. Diantre, revoilà le flic ! Sans paniquer,
le chef s'excuse de devoir quitter notre hutte tout en nous
expliquant qu'il va falloir interrompre notre plaisir. Le
montagnard range tout l'attirail dans son sac en un tour de main
et ils sortent.
Nous sommes bien amochés déjà. J'arrive tout de même à
glisser mon herbe dans le foin du toit mais je me raffale
aussitôt. Hmm, SinWah, je crois qu'on ferait mieux de faire
semblant de dormir, au moins on aura l'air moins louche
lorsque le flic se pointera chez nous.
Un quart d'heure passe, nous entendons causer dehors mais
personne n'a l'air de vouloir venir inspecter notre hutte.
Finalement, le chef, suivi du montagnard, revient et tout
reprend comme avant. Le chef explique que le flic voulait
encore venir nous fouiller mais qu'un peu d'opium a suffit à le
satisfaire. Il ne reviendra pas.
Lorsque nous sommes arrivés, le premier soir, j'ai fumé trois
pipes, neuf longues bouffées et j'étais défoncé comme jamais.
Le dernier soir, j'ai fumé quinze pipes, quarante-cinq taffes et je
n'étais pas dans un état vraiment pire qu'à l'arrivée. SinWah et
moi sommes un peu inquiets, nous partons demain matin, que
va-t-il se passer ? Il n'est pas question d'emporter de l'opium
avec nous, nous devons mettre fin à l'expérience en quittant le
village mais nous espérons que nos corps ne vont pas en faire
une maladie. Je fais une grosse provision d'herbe tout de même;
si ça ne va pas, elle devrait nous calmer un peu les nerfs,
surtout qu'elle est très bonne l'herbe du nord de la Thaïlande !
Le chef se fait photographier avec moi puis, le sac sur l'épaule,
nous reprenons, un peu tristes, la piste vers Chang Mai et de là,
nous repartons sur Bangkok. Peut-être grâce à l'herbe du chef
du village moussur, nous n'avons ressenti aucun symptôme de
manque, comme quoi on peut se permettre de déconner un peu
sans systématiquement s'esquinter la santé...